L’hypercrépidarianisme : parler sans savoir
L’hypercrépidarianisme (plus couramment appelé ultracrépidarianisme en français) est un terme rare, à la sonorité savante, qui désigne un comportement humain aussi ancien que la parole : celui de donner son avis sur des sujets pour lesquels on ne possède ni compétence ni expérience réelle. Ce phénomène, omniprésent dans la vie publique comme privée, a pris une ampleur inédite à l’ère des réseaux sociaux, où chacun peut s’exprimer sur tout, tout le temps, devant un large public. Cet article propose une exploration approfondie de l’hypercrépidarianisme : définition, histoire, mécanismes psychologiques, manifestations modernes, dangers et moyens de s’en prémunir.
Définition de l’hypercrépidarianisme
Le mot hypercrépidarianisme n’a pas d’entrée officielle dans les dictionnaires français, mais il est synonyme du terme ultracrépidarianisme, qui, lui, est attesté et employé dans la littérature savante et journalistique. Ce comportement consiste à :
Donner son avis ou émettre un jugement sur des sujets pour lesquels on ne possède pas de compétence légitime ou avérée.
On parle aussi de « parler de ce que l’on ne connaît pas », de « science infuse », de « faux savant », ou de « syndrome du je-sais-tout ». L’hypercrépidarien est celui qui, par ignorance ou par excès de confiance, s’autorise à intervenir dans des débats ou des domaines qui lui sont étrangers, souvent avec assurance, parfois avec autorité.
Origine et histoire du terme
Étymologie et anecdote fondatrice
Le mot « ultracrépidarianisme » vient de l’expression latine sutor, ne supra crepidam (« cordonnier, pas plus haut que la chaussure »). Cette locution trouve son origine dans une anecdote rapportée par Pline l’Ancien : un cordonnier, venu commander une sandale à l’atelier du peintre Apelle, remarque une erreur dans la représentation d’une chaussure sur un tableau. Apelle accepte la critique et la corrige. Mais le lendemain, le cordonnier revient et critique d’autres parties du tableau, comme la jambe. Le peintre lui répond alors : « un cordonnier ne devrait pas émettre de jugement au-delà de la chaussure ».
Cette histoire illustre la nécessité de s’en tenir à son domaine de compétence, et la dangerosité de l’avis profane lorsqu’il s’aventure hors de son champ d’expertise.
Apparition du terme dans la langue
Le terme anglais ultracrepidarianism apparaît pour la première fois en 1819 sous la plume de l’essayiste britannique William Hazlitt, qui l’emploie pour qualifier un critique littéraire trop ambitieux. En français, la forme « ultracrépidarianisme » est attestée seulement au début des années 2010, bien que l’idée qu’il recouvre soit bien plus ancienne.
Explication du concept
Un comportement universel
L’hypercrépidarianisme n’est pas réservé à une élite ou à une catégorie sociale particulière. Il s’agit d’un travers universel, qui touche tout le monde à des degrés divers. Il se manifeste aussi bien dans la vie quotidienne (discussions familiales, débats entre amis, etc.) que dans la sphère publique (médias, réseaux sociaux, débats politiques, etc.)46.
Mécanismes psychologiques
Plusieurs biais cognitifs expliquent la tendance à l’hypercrépidarianisme :
- Biais de surconfiance : La tendance à surestimer ses propres connaissances ou compétences, même dans des domaines inconnus78.
- Effet Dunning-Kruger : Les personnes les moins compétentes dans un domaine ont tendance à surestimer leur niveau de compétence, tandis que les plus compétentes sous-estiment souvent leur expertise8.
- Besoin de reconnaissance sociale : Donner son avis sur tout est aussi un moyen d’exister socialement, de s’affirmer dans un groupe, ou de gagner en influence26.
- Facilité d’accès à l’information : L’illusion que la lecture rapide d’un article ou la consultation d’une vidéo YouTube suffit à devenir expert.
Ultracrépidarianisme et argument d’autorité
L’hypercrépidarianisme est souvent lié à l’argument d’autorité : une personne reconnue dans un domaine (scientifique, prix Nobel, etc.) se permet de donner son avis sur un autre domaine, et son opinion est prise pour argent comptant du fait de sa notoriété, non de sa compétence réelle27. On parle alors de « maladie du Nobel » ou « Nobelite », lorsque des lauréats de prix Nobel s’expriment en dehors de leur spécialité, parfois avec des conséquences délétères7.
Manifestations contemporaines
Les réseaux sociaux, amplificateurs de l’hypercrépidarianisme
Le phénomène a pris une ampleur inédite avec l’avènement des réseaux sociaux : chacun peut désormais s’exprimer publiquement, sur tous les sujets, devant un large public, sans filtre ni vérification de compétence2346. Les débats sur la pandémie de Covid-19 en sont un exemple frappant : experts autoproclamés, influenceurs, célébrités et anonymes ont multiplié les avis sur la virologie, l’épidémiologie, les traitements, etc., souvent sans la moindre formation scientifique26.
Les médias et l’hypercrépidarianisme
Les médias traditionnels ne sont pas en reste : éditorialistes, journalistes, hommes politiques, philosophes médiatiques prennent position sur des sujets complexes sans toujours en maîtriser les tenants et aboutissants, contribuant à la confusion et à la désinformation476.
Exemples concrets
- Débats scientifiques : Des personnes sans formation scientifique débattent de la validité du réchauffement climatique, des vaccins, de la théorie de l’évolution, etc.
- Débats économiques : Des non-économistes proposent des solutions à la crise économique ou monétaire, souvent sur la base de préjugés ou de lectures superficielles.
- Débats médicaux : L’affaire du traitement contre la Covid-19 a vu fleurir les avis d’experts autoproclamés, parfois relayés par des médecins sortant de leur champ de compétence234.
Dangers et conséquences de l’hypercrépidarianisme
Désinformation et confusion
L’un des principaux dangers de l’hypercrépidarianisme est la propagation de fausses informations. Lorsque des personnes non compétentes prennent la parole sur des sujets complexes, elles peuvent induire en erreur le public, semer la confusion et rendre difficile l’accès à une information fiable46.
Clivages et polémiques stériles
L’hypercrépidarianisme alimente les polémiques et les débats stériles, où chacun campe sur ses positions sans réelle connaissance du sujet. Cela nuit à la qualité du débat public et à la prise de décision collective46.
Perte de confiance dans les experts
À force de voir des « experts » autoproclamés se contredire, le public finit par perdre confiance dans la parole des véritables spécialistes. Cela peut avoir des conséquences graves, notamment en matière de santé publique ou de politique246.
Réduction au silence des non-experts
À l’inverse, l’accusation d’hypercrépidarianisme peut être utilisée pour réduire au silence des personnes qui, bien que non spécialistes, posent des questions légitimes ou apportent un regard neuf sur un sujet3. Il convient donc de distinguer la critique infondée de la curiosité ou de la réflexion citoyenne.
L’hypercrépidarianisme dans l’histoire
Antiquité et Moyen Âge
L’idée que chacun doit s’en tenir à son domaine de compétence est ancienne. Dans la Grèce antique, les philosophes distinguaient déjà l’opinion (doxa) du savoir (épistémè). Au Moyen Âge, la hiérarchie des savoirs et des métiers était très stricte, et l’avis du profane peu considéré.
Renaissance et Lumières
Avec la Renaissance et les Lumières, la circulation des idées s’accélère, et la parole se libère. Mais la question de la compétence reste centrale : Voltaire, Diderot et Rousseau insistent sur la nécessité de la formation et de l’esprit critique.
XIXe et XXe siècles
L’essor de la presse, puis de la radio et de la télévision, donne la parole à de nouveaux acteurs. Les intellectuels deviennent des figures publiques, et l’on voit émerger les premiers débats sur la légitimité de la parole dans l’espace public.
XXIe siècle : l’explosion numérique
Internet et les réseaux sociaux bouleversent la donne : toute personne connectée peut désormais s’exprimer sur tous les sujets, sans filtre. L’hypercrépidarianisme devient un phénomène de masse, avec ses dérives, mais aussi ses vertus (démocratisation de la parole, circulation des savoirs).
Lien avec d’autres concepts
Effet Dunning-Kruger
L’hypercrépidarianisme est souvent rapproché de l’effet Dunning-Kruger, ce biais cognitif qui pousse les moins compétents à surestimer leur savoir, tandis que les plus compétents doutent d’eux-mêmes85. Les deux phénomènes se renforcent mutuellement, et expliquent la prolifération des avis non qualifiés dans l’espace public.
Syndrome du faux expert
On parle aussi de syndrome du faux expert : une personne reconnue dans un domaine s’autorise à donner son avis sur tout, profitant de sa notoriété pour imposer sa parole, même lorsqu’elle n’a aucune légitimité sur le sujet abordé27.
Argument d’autorité
L’hypercrépidarianisme s’appuie souvent sur l’argument d’autorité : on accorde du crédit à une opinion non pour sa pertinence ou sa véracité, mais parce qu’elle émane d’une personne célèbre ou reconnue, même hors de son domaine de compétence27.
Peut-on lutter contre l’hypercrépidarianisme ?
Éducation et esprit critique
La meilleure arme contre l’hypercrépidarianisme est l’éducation à l’esprit critique : apprendre à distinguer opinion et savoir, à reconnaître ses limites, à vérifier ses sources, à faire preuve d’humilité intellectuelle.
Dans notre société contemporaine où l’information circule à une vitesse vertigineuse et où les plateformes numériques donnent à chacun une tribune potentiellement mondiale, cette propension à l’expertise autoproclamée s’est considérablement amplifiée. Les réseaux sociaux, en particulier, constituent un terreau fertile pour la propagation d’opinions présentées comme des vérités incontestables, souvent énoncées par des individus dépourvus de qualification dans le domaine concerné.
Pour contrer efficacement ce fléau intellectuel, il est impératif de développer plusieurs compétences fondamentales. Premièrement, la capacité à discerner clairement entre une opinion subjective et un savoir validé par des méthodes rigoureuses constitue un rempart essentiel. Cette distinction nécessite d’apprendre à identifier les marqueurs du discours scientifique : méthodologie transparente, résultats reproductibles, reconnaissance par les pairs et ouverture à la réfutation.
Deuxièmement, l’acceptation humble de nos propres limites cognitives représente une étape cruciale. Nul ne peut prétendre maîtriser l’ensemble des connaissances humaines, et reconnaître les frontières de notre expertise constitue paradoxalement un signe de maturité intellectuelle. Cette humilité nous invite à adopter une posture d’apprenant perpétuel plutôt que celle d’un détenteur de vérités absolues.
Troisièmement, l’investigation minutieuse des sources d’information s’avère indispensable. Vérifier la crédibilité d’un émetteur, recouper les informations auprès de plusieurs sources fiables et s’interroger sur les motivations potentielles derrière une affirmation sont autant de pratiques salutaires dans notre écosystème informationnel complexe.
En définitive, cultiver l’humilité intellectuelle – cette capacité à reconnaître que nos connaissances sont par nature partielles et faillibles – représente peut-être la qualité la plus précieuse pour naviguer dans un monde où l’hypercrépidarianisme prospère. Cette vertu nous immunise contre la tentation de l’affirmation péremptoire et nous ouvre à la richesse du dialogue véritable, fondé sur l’échange plutôt que sur l’imposition d’une pseudo-expertise.
Responsabilité des médias
Les médias ont un rôle prépondérant à jouer dans notre société : ils se doivent de mettre en avant les propos des spécialistes reconnus dans leur domaine, d’offrir une mise en perspective approfondie des discussions, et d’éviter de céder l’antenne à des « experts » auto-désignés ou à des controversistes dépourvus de compétences avérées sur les sujets traités.
Responsabilité individuelle
# La légitimité de la parole dans l’espace public : une réflexion nécessaire Chacun devrait s’interroger sur la légitimité de sa parole avant de s’exprimer publiquement sur un sujet : possédé-je l’expertise nécessaire ? Ai-je méticuleusement vérifié la fiabilité de mes sources ? Suis-je disposé à reconnaître les limites de mes connaissances ? Dans notre société contemporaine, où les réseaux sociaux et autres plateformes numériques offrent à chacun une tribune potentiellement illimitée, cette question de la légitimité de la parole devient cruciale. L’ère numérique a démocratisé l’expression publique, mais cette démocratisation s’accompagne d’une responsabilité souvent négligée. Avant de partager une opinion qui pourrait influencer autrui, il convient de s’interroger honnêtement sur notre niveau de compétence dans le domaine concerné. L’expertise ne s’improvise pas. Elle résulte d’années d’étude, de recherche, d’expérience pratique et de confrontation à la complexité d’un sujet. Un médecin ne s’aventurerait pas à commenter des questions juridiques complexes sans formation adéquate ; pourquoi alors chacun se sentirait-il autorisé à s’exprimer sur des sujets scientifiques, médicaux ou géopolitiques sans les connaissances appropriées ? Cette humilité intellectuelle, consistant à reconnaître les frontières de son savoir, constitue le fondement d’un discours public responsable. La vérification des sources représente un autre pilier essentiel de cette légitimité. À l’heure où la désinformation prolifère, prendre le temps d’examiner l’origine, la crédibilité et la méthodologie des informations que l’on relaie devient un devoir citoyen. Une affirmation non vérifiée, partagée avec conviction, peut contribuer à répandre des contre-vérités potentiellement nuisibles. Cette vigilance critique face aux informations requiert un effort conscient, particulièrement dans un environnement médiatique saturé où l’immédiateté prime souvent sur la rigueur. Enfin, accepter publiquement les limites de ses connaissances témoigne d’une maturité intellectuelle trop rare dans nos débats contemporains. Savoir dire « je ne sais pas » ou « mon expertise s’arrête ici » n’est pas un aveu de faiblesse mais, au contraire, une marque de discernement et d’honnêteté intellectuelle. Cette posture d’humilité permet des échanges plus constructifs et ouvre la voie à une véritable progression collective de la connaissance. En définitive, interroger la légitimité de sa parole avant de l’exprimer constitue un exercice salutaire pour la qualité du débat public. C’est par cette discipline intellectuelle, exigeante mais nécessaire, que nous pourrons collectivement élever le niveau de nos discussions et restaurer la confiance dans une parole publique trop souvent dévalorisée.
Outils de vérification
Le développement d’outils de vérification des faits (fact-checking) permet de limiter la propagation des fausses informations et des avis non qualifiés.
Conclusion
L’hypercrépidarianisme est un phénomène ancien, mais qui prend une ampleur inédite à l’ère numérique. Il interroge notre rapport à la connaissance, à la parole et à l’expertise. S’il peut être source de confusion et de désinformation, il invite aussi à repenser la place de chacun dans le débat public, et à promouvoir l’humilité, la rigueur et le respect des compétences. La lutte contre l’hypercrépidarianisme passe par l’éducation, l’esprit critique, la responsabilité des médias et l’humilité individuelle. À chacun de s’en souvenir, avant de donner son avis sur tout et n’importe quoi.